C’est un homme aux vêtements somptueux, réduits en lambeaux, déchirés. Quelques pièces pour les raccommoder par endroits sur les genoux, sur les coudes, comme s’ils s’étaient déjà usés et déchirés et qu’il avait fallu continuer avec. Il est là, seul, sur un chemin de terre bordé de pierre. Le soleil tape, non loin de lui un grand chêne. Il est étendu comme inerte, un chapeau aux larges bords sur la tête. Son corps est strié de plaies comme s’il s’était débattu, qu’il avait lutté dans des ronces ou des buissons épineux. Son visage est meurtri, sa bouche pleine de poussière, de terre. Des larmes ont coulées le long de ses joues, la terre est venue s’y coller.

Un jeune homme arrive sur le chemin qui descend d’une petite colline. Son allure est joyeuse ce qui lui donne un air de jeunesse mais les traits de son visage sont ceux d’un homme qui a déjà une certaine maturité, 45 ans, peut-être 50. Quand il aperçoit le corps inerte au loin, son pas s’accélère. Arrivé à ses côtés, il se met à genou, fais couler un peu d’eau dans sa main et la passe délicatement sur la tête du malheureux. Une profonde inspiration lui indique que l’homme blessé est encore en vie. Il renouvelle son geste avec encore plus de douceur et fait couler quelques gouttes d’eau sur le coin de ses lèvres. Ses yeux s’entrouvrent et des sanglots agitent sa poitrine … touché par une telle attention à son égard. Ses larmes se remettent à couler et dans chacune d’elle son image se reflète à différents moments de sa vie. Le voyageur recueille chaque larme, une à une, dans le creux de sa main.

Il pose délicatement la première sur ses lèvres. Un enfant apparait devant lui, joyeux, pétillant, l’innocence, l’insouciance de la vie, un éclat de rire. Quand la deuxième larme touche ses lèvres le voilà transporté en un instant dans un rythme effréné, violence, rigueur, désespoir, aucun son, aucune image, un grand noir qui l’attire, l’aspire, le froid… quelque chose s’est cassé. A la troisième larme, le même enfant réapparait. Il a grandi, une lueur triste dans son regard, une maturité d’un autre temps, fini les éclats de rire insouciants.  Marche ou crève est sa devise.

Puis, à la quatrième larme, arrive le temps des grands élans d’indépendance, de liberté, envoyer valser les cadres sur lesquels il s’est appuyé. Il se sent trop à l’étroit, contraint. Il aspire à aimer et à être aimé. Le combat commence à l’intérieur de lui. Ce n’est plus contre le monde qu’il doit se battre pour survivre, c’est la lutte pour devenir un homme qui s’amorce. A la cinquième larme, c’est la fête, l’alcool coule à flot, la découverte de la sexualité, du plaisir pour le plaisir… et pourquoi pas ? Après tout il est libre maintenant, plus de cadre, plus de règle si ce n’est celle qu’il se pose à lui-même. Indépendance, découverte, expérience, c’était juste un instant pour un soir, pour voir… Ce qui devait être l’histoire d’un soir, ce qui lui avait donné l’impression de commencer à vivre, ce qu’il avait pris pour de la liberté est à la sixième larme devenu son esclavage. Une corde mise au cou pour rester au moins un peu fidèle à ses principes. Enfermement, aveuglement, assourdissement, aller jusqu’au bout tant pis, assumer. Ses vêtements somptueux se déchirent, il faut les rapiécer pour donner le change. Il n’est plus possible de faire marche arrière, on ne saute pas du train en marche…

… c’est le train qui s’arrête à la septième larme.  Brusquement, près d’un grand chêne, c’est l’éjection ! Un homme face contre terre, inerte, des vêtements somptueux devenus haillons, il ne lui reste plus que ses larmes pour humidifier ses lèvres sous un soleil de plomb… jusqu’au moment où une main d’une douceur jamais ressenti jusqu’alors se pose sur sa joue et y dépose quelques gouttes d’eau fraîche. Un échange de regard… « Je voulais juste être libre, aimer et être aimé ».