Tout a commencé dans un magasin de jardinage. Une de mes graines avait été plantée en terre, mise en pot. Au début je ne m’en suis pas rendu compte car j’avais de la place… mais au bout de quelques mois j’ai senti au plus profond de moi comme un mal aise. Alors que j’avais envie de m’épanouir, de m’étendre plus, je rencontrais un obstacle contre lequel mes racines butaient sans cesse. Autour de moi il y avait d’autres arbres qui étaient là aussi, je n’étais pas seul. On formait une forêt hors sol sur étagère. Tous les jours des personnes passaient devant nous sans nous voir. D’autres s’arrêtaient et d’autres nous regardaient vraiment. Alors dans ces regards là, je percevais une lueur d’espérance. Comme une réponse à ce désir inscrit au plus profond de mes racines, de mon tronc, de mes feuilles… comme une confirmation, la validation de ce que je savais… en essayant de me convaincre du contraire pour ne pas trop souffrir.
Et un jour… ce jour là… c’était le 12 mai 2020. Je m’en souviens très bien. Ce jour là, ma vie a changé. Un couple avec une petite fille s’est arrêté devant moi. Ils ont échangé un regard et sans dire un mot, ils ont pris le pot dans lequel j’étais. Ils m’ont emmené dehors et là pour la 1ère fois j’ai senti le vent, la douceur du soleil sur mes feuilles, mon tronc, mes branches… A l’intérieur de moi c’était le branle bas de combat, entre la joie tellement intense que ça vous donne l’impression que vous allez exploser littéralement et l’envie de sauter hors du pot pour trouver plus de place. Après un court instant, je suis arrivé dans un endroit extraordinaire, une petite colline recouverte d’herbe verte. Avec beaucoup de délicatesse, la petite fille m’a extrait de mon pot et m’a déposé dans de la terre, de la vraie terre, en pleine nature. Dans un grand trou, mes racines ont enfin pu s’étendre…
Au début j’ai cru que tout allait être plus facile, que j’allais me sentir mieux, vraiment. J’étais de retour à mon état naturel, tout allait couler de source ! Les 1ers jours ça a été vraiment la découverte de tout ce dont j’avais été privé avant : la pluie, la douceur ou la chaleur du soleil, le froid, les rencontres d’animaux venant grignoter mes feuilles, mes bourgeons, mon tronc même parfois. Un mélange d’agréable, de joie, d’inquiétude, de peur, de colère. La petite fille venait me voir régulièrement. Elle s’assurait que tout allait bien, elle retirait ce qui me blessait, elle m’arrosait si le sol était trop sec. Au bout d’un mois, je réalisais que sur mon étagère finalement, même si j’étais à l’étroit, j’étais en sécurité. Tous les jours de l’eau en quantité suffisante, la température idéale de 17°C, ni trop chaud, ni trop froid, et puis une pancarte sur laquelle il était écrit en gros : NE PAS TOUCHER ! Par moment, c’est avec nostalgie, tristesse même que je repensais à cet avant. Même si je pressentais au fond de moi que j’étais fais pour autre chose que cette vie superficielle où ma survie était assurée, au moins je ne risquais rien ! Maintenant que je vivais enfin en accord avec ma nature profonde c’était presque moins confortable, plus inquiétant.
Un choix, un dilemme s’imposait à moi : accepter de vivre vraiment en ARBRE avec les surprises, les imprévus, les risques… tout en sachant bien, parce que j’en avais fait l’expérience, que les blessures de mon tronc et de mes branches n’étaient pas si graves que cela ! Mon tronc avait la capacité de cicatriser et quand les animaux venaient tailler mes branches, d’autres poussaient et portaient encore plus de fruits…et je devenais alors semeur de vie. Ou bien fallait-il convaincre la petite fille de me ramener à la jardinerie, en espérant qu’ils acceptent de me reprendre, j’avais tellement grandi maintenant ! Là-bas au moins je ne risquais rien. Vivre en prenant le risque de mourir ou survivre en acceptant de ne pas vivre vraiment, tel était le choix que je devais faire. Et c’était le seul moment où j’étais vraiment libre de le faire car avant je ne connaissais rien du monde de dehors, juste cette aspiration au plus profond de moi, comme un appel à autre chose.
Je remerciais à chaque rencontre la petite fille de m’avoir amené sur cette colline. A chacune de ses visites elle se collait contre mon tronc, levait les yeux vers le ciel pour regarder passer la lumière du soleil à travers mes feuilles… un instant d’éternité.
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